Ma démarche pluri-disciplinaire et les thématiques présentes dans les nombreuses images des manuscrits enluminés de la seconde moitié du XVe siècle induisent un ancrage dans les trois pôles de recherche du laboratoire. L’étude de la peinture dans les livres invite à s’interroger sur le processus de création à l’origine de l’objet (Pôle 1.1 Innovation et création (technique, arts)). L’analyse et l’interprétation des relations texte-image ainsi qu’une approche fructueuse selon le prisme de l’humour sexuel et des Gender Studies soulève des problématiques qui s’inscrivent naturellement dans les questions de la norme (Pôle 2.2 Jeux et dynamique des normes) et du corps (3.2 Le corps : enjeux culturels et sociaux). Enfin, la mise en perspective des différentes pistes de recherche permet de définir ou de redéfinir la fonction du livre, tant dans sa dimension matérielle qu’immatérielle (Pôle 3.1 Cultures visuelles et construction du sensible et 3.3 Productions, usages et imaginaire du monde matériel).
Mes recherches s’inscrivent dans l’histoire des idées et des mentalités et mettent en avant des mouvements de pensée caractéristiques de la fin du XVe siècle. L’apparition dans les images de jeux verbaux et d’une manière nouvelle de construire du sens naît de l’utilisation d’outils intellectuels anciens avec des processus et des objectifs nouveaux. L’évolution des modes de pensée et de conceptions du monde découle de l’acculturation de phénomènes plus anciens et de leur rencontre avec les innovations artistiques, intellectuelles et culturelles de l’époque de production de l’œuvre. Rendre visible et analyser la dynamique de fond permet de contextualiser efficacement les artefacts, de les interpréter et de comprendre comment les artistes approprient l’innovation, la mettent (littéralement) en œuvre de manière individuelle et ciblée quand ils s’adressent à leurs destinataires et, in fine, participent à l’élaboration d’un esprit du temps.
La production de livres à la fin du XVe siècle se situe dans un rapport particulier à une norme bien définie et ancrée dans les discours dominants. Certaines œuvres, comme les récits enluminés contenus dans les manuscrits wavrinois des années 1460, s’en détachent. Destinés à un cercle restreint de bibliophiles qui s’articule autour de Philippe le Bon et qui forme une petite communauté d’interprétation, ces manuscrits sont un espace de prise de distance en tension constante avec la norme. Les nobles et puissants destinataires bénéficient de privilèges et leurs écarts ne représentent aucun trouble à l’ordre dominant qu’ils incarnent. En même temps, par le biais de la matérialisation de leur marginalité en matière de sexualité et de rapport au corps ou de rapports de genres, les images des manuscrits wavrinois participent au déplacement de thématiques marginales vers le centre de la page et le centre des préoccupations, ainsi qu’à leur intégration à une culture de cour.
Parce qu’elle est encodée dans une toile de fond normée, la marginalité des images contenues dans les manuscrits wavrinois n’est pas toujours visible pour le lecteur-regardeur d’aujourd’hui. Il faut décoder et interpréter l’image, partir de la matérialité pour aller vers l’idée. Comprendre les intentions de l’enlumineur permet de les replacer dans les grandes dynamiques de fond qui structurent et façonnent la culture artistique et intellectuelle de son temps, de comprendre l’esprit du regardeur et de redéfinir des pratiques de lecture de l’image. Les destinataires des manuscrits wavrinois sont autant des lecteurs que des regardeurs, et ils sont aussi des commentateurs. Le type de pratique de lecture à laquelle ils s’adonnent, à la fois acte social et performance intellectuelle de l’oralité, est du domaine de l’invisible. Pour faire revivre la parole que le temps a fait disparaître et mettre au jour les processus mentaux auxquels font appel l’image et le texte contenus dans l’objet livre, j’analyse les images et le message qu’elles sont destinées à transmettre selon une approche véritablement pluridisciplinaire, qui s’appuie sur des concepts actuels mais transposés et mis en perspective avec les outils intellectuels de l’époque.